« Je trouve qu'il est plus émouvant de voir un personnage
essayer de se retenir de pleurer que de pleurer tout court. »
Bryan Cranston
La plupart des acteurs débutants s'inquiètent toujours d'une chose : "comment font les grands acteurs pour pleurer sur commande"? La réponse est simple: ils ne le font pas, et c'est précisément la raison pour laquelle leur travail est si poignant.
S'ils veulent que leurs larmes puissent émouvoir les spectateurs, ils ne pleurent pas sur commande. Car cela donne un résultat artificiel, mécanique, désinvesti : vous verrez à l'écran un acteur pleurer en pensant à quelque chose qui n'a rien à voir ni avec la scène ni avec le personnage, mais avec lui-même, et vous ne vous sentirez pas touchés par le résultat. En revanche, lorsque l'acteur ne pleure pas sur commande mais parce qu'il croit en son personnage et en la situation qu'il traverse, ça vous procurera immédiatement la chair de poule et les larmes vous monteront aux yeux.
Voilà ce que l'on vise tous, n'est-ce pas ?
Matthew McConaughey, dans Dallas Buyers Club
(Jean-Marc Vallée, 2013)
Dans ce film, McConaughey incarne Ron Woodroof, un trentenaire texan qui contracte le sida en 1985. Au début du film, après avoir appris sa séropositivité et qu'il ne lui reste qu'un mois à vivre, il se retrouve livré à lui même, seul, désespéré.
Alors, au volant de sa voiture, Ron s'arrête sur le bas côté, et hésite un instant à se tirer une balle dans la tête. Puis il y renonce. Et enfin, « il fond en larmes ».
La réaction qu'il provoque chez le spectateur est une chair de poule immédiate. Pourquoi? Certes, la situation est affreuse, et la réalisation splendide, mais c'est ici surtout l'angle que prend McConaughey qui provoque cette réaction chez le spectateur. Ce que l'on voit à l'écran à ce moment là, c'est l'expression du désespoir, ni plus ni moins, au sens propre du mot. Il ne joue pas la tristesse ou la déprime, mais le désespoir. Cela n'a rien à voir. Et c'est parce que c'est précisément cela qu'il joue que la scène est si émouvante.
En effet, à ce moment là, Woodroof est véritablement désespéré, sur le point de se mettre une balle dans le crâne. Il n'a pas de chagrin, n'est pas mélancolique, n'est pas malheureux. Il est tout ça à la fois et par dessus tout il est désespéré. Il est seul, il est positif au VIH, il lui reste 30 jours à vivre, il a peur, il est tout seul et il ne veut pas mourir, or il ne sait pas vers qui/quoi se tourner à part son revolver.
Alors, condamné mais résolument incapable de se mettre lui-même une balle dans la tête, il exprime son désespoir, seul, arrêté sur le bord de la route, son revolver sur le siège passager.
D'abord de façon quasi inaudible, il finit par pousser une sorte de râle déchirant, une façon d'exprimer sa peine comme je ne l'avais jamais vue nulle part auparavant, ni dans la vie ni au cinéma.
Le résultat est dévastateur chez le spectateur, inscrivant cette scène d'emblée comme l'une des scènes les plus déchirantes de l'histoire du cinéma.
Car cet angle qu'a choisi McConaughey est à la fois terriblement inédit et profondément vrai. Il a étudié non seulement son personnage, la situation, mais aussi sa réaction face à la situation. On a le sentiment de voir à l'écran non plus un acteur, mais un immense acteur.
Voici ce que l'on doit vouloir provoquer chez le spectateur. Le marquer fort, l'émouvoir, ne pas le laisser s'en sortir indemne. Et non pas lui montrer, comme un singe savant, qu'on arrive à faire couler une larme sur sa joue « sur commande ».
Tom Pelphrey dans la série Ozark
(Bill Dubuque, 2017)
Saison 3, Episode 9, 46ème minute
Dans cette série, Tom Pelphrey y incarne Ben Davis, le frère de Wendy Byrde (Laura Linney), l'héroïne, qui avec son mari Marty, blanchissent l'argent des cartels de drogue mexicains.
Pour protéger son frère de ces derniers (il a révélé des choses au grand jour alors qu'il ne devait pas le faire), Wendy décide d'emmener Ben à l'écart de la ville. Alors qu'ils sont arrêtés sur une aire d'autoroute, ne sachant pas exactement où l'emmener, Wendy demande à Ben où est-ce qu'ils pourraient bien aller.
A ce moment là, Ben, qui a pourtant une bonne trentaine d'années, se met à sangloter comme un enfant dans les bras de sa grande soeur. Ses paroles sont constamment ponctuées par des sanglots, à la manière d'un enfant inconsolable.
Le résultat est tout simplement saisissant, créant chez le spectateur une peine incommensurable.
Décider de jouer cette scène là de cette manière prouve que Tom Pelphrey est un immense acteur. Bien que le scénario précisait simplement « il pleure », il n'en reste pas moins que le personnage de Ben a de forts problèmes psychologiques, et est sujet à certaines crises qui sont incontrôlables. Parallèlement, bien que poursuivi par les cartels et mettant sa sœur dans une position inconfortable, la raison pour laquelle Ben a révélé ce qu'il a révélé est juste. C'était la chose juste à faire. Il ne fallait pas le faire, mais à la manière d'un enfant, il a dit la vérité, contrairement aux adultes qui ont l'habitude de la dissimuler. C'est pourquoi le jouer ainsi est tout à fait cohérent avec le personnage, avec ses actions passées, et accentue plus encore la peine et l'injustice que ressentira le spectateur.
Cela dit, il peut arriver que lors d'un tournage, la direction que voudra donner un réalisateur à une scène change subitement et qu'il demande à son acteur.trice de pleurer alors que ce n'était pas prévu dans la scène initiale. On pourrait donc entendre ici qu'il lui demande de pleurer « sur commande » et attend un résultat en quelques minutes.
Dans ce genre de cas, s'il veut que le résultat à l'écran soit émouvant, l'acteur fera appel non pas à une technique superficielle et extérieure pour parvenir à l'émotion, mais, fort de tout le travail qu'il aura effectué jusque là sur son personnage, il fera appel à la raison très spécifique pour laquelle son personnage pleurerait dans la scène.
De la même manière, plutôt que de se satisfaire d'avoir une larme de crocodile qui coule sur sa joue comme le ferait un acteur jouant de l'extérieur, il réagira en tant que personnage à ce qui lui arrive, et selon son caractère profond de personnage, acceptera ou non d'être traversé par une telle émotion, comme chacun d'entre nous le faisons dans la vie.
Ainsi, bien que prévenu au dernier moment, l'émotion qu'il exprimera restera vraie et incarnée. Très éloigné de la performance gratuite et vide de toute substance, on parlera donc ici d'une grande réactivité chez l'acteur. Une capacité à recevoir indication imprévue, à l'intégrer et à la transformer en quelque chose de fort.
Au LAB, nous partons du principe que le fait que des larmes coulent sur les joues d'un personnage ne doit pas être considéré comme une fin en soi. Comme le dit Bryan Cranston, il est même souvent bien plus émouvant de voir quelqu'un se retenir de pleurer que de pleurer, car la pudeur qu'aurait quelqu'un n'acceptant pas ses larmes ou tentant de les dissimuler est toujours poignante.
Par ailleurs, nous défendons l'idée qu'il ne faut surtout pas aller puiser dans ses propres expériences passées traumatiques pour aller chercher des larmes. C'est totalement imprécis par rapport à la situation recherchée, ça n'a rien d'artistique, et c'est aussi et surtout destructeur à court ou long terme. Quiconque usera de cette technique, si tant est qu'on puisse appeler cela une technique, n'aura pas assez travaillé son imagination et son personnage.
Si l'acteur a travaillé son imagination en amont, qu'il a travaillé sur la construction de son personnage, de son caractère et de ses traumas, et qu'il est en train de vivre la situation en temps réel, l'émotion viendra.
Aussi sûr que Matthew McConaughey s'est vu décerner l'Oscar 2014 du meilleur acteur pour Dallas Buyers Club, et que Tom Pelphrey a été nommé dans la catégorie meilleur acteur Guest dans une série dramatique aux Emmy Awards 2022 pour Ozark.
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